Mais il n'était pas temps de s'émerveiller devant pareil blanc spectacle immaculé ce même matin de 1776, l'épouse du Comte Badration étant en train de donner le jour à son second fils : Piotr.
Ce n'est toutefois qu'en début d'après-midi que le Comte apprit le décès de la compagne d'un de ses moujiks. Elle, malheureusement, n'avait pas eu la chance de survivre à une autre naissance : la mienne.
Piotr fut inscrit au Régiment Ismaïlovsky, comme il était d'usage, alors qu'il n'avait pas encore 5 ans, et fut envoyé étudier à Saint-Petersbourg quelques temps après.

Nous ne nous revîmes qu'au printemps 1806, devant la porte de mon isba, peu après le retour de Moravie du Comte Badration, dont les blessures avaient nécessité l'amputation des deux jambes.
Ce dernier désirait s'entretenir avec moi :
« Mon fils ! »
A ces mots, Piotr blêmit et rapidement parut vouloir objecter. Mais le Comte lui fit signe de n'en rien faire et d'écouter ce qu'il avait à dire :
« Le malheur de notre armée était complet. Tout n'était plus que confusion ou s'abîmait sous les glaces creusées par les boulets de l'artillerie ennemie. En vain, je suppliais qu'on me secoure, l'un d'eux ayant éventré un mousquetaire de la Brigade Loshakov avant de venir me briser les genoux...
Assuré de succomber à mes souffrances si elles n'étaient pas rapidement apaisées, je me crus définitivement perdu au moment où l'obscurité enveloppa le champ de bataille.
Mais c'est alors que votre père, pourtant désigné de la surveillance de mes effets, surgit de nulle part et me chargea sur son dos avant de parcourir plus de 3 lieues afin de me remettre à un médecin logeant dans un village proche...
Quelques jours plus tard, à l'annonce de l'approche d'une patrouille de hussards français, et alors qu'on se préparait à me cacher et à chasser le moujik à qui je devais d'être encore en vie, je lui jurai de vous traiter comme mon propre fils jusqu'à son retour. »
Piotr s'inclina en réponse à un mouvement du Comte et me dirigea vers une autre chambre où un bon feu était allumé et une table servie comme pour des princes.
Congédiant les quelques domestiques affairés à étendre les draps du lit, il s'approcha ensuite de moi et souffla :
« Votre ancien maître est certes désormais votre père. Mais n'attendez pas de moi que je devienne un jour votre frère ! »
Quelques temps s'écoulèrent après cet épisode, marquées par des peines sans relâche pour mériter pareille situation, me multipliant afin de perfectionner mon éducation et suivre des études dont je ne mesurais pas la portée lorsque je menais encore la charrue dans les champs du Comte.
Un soir, j'évoquais la teneur des propos qu'avaient tenus Piotr, cherchant à illustrer les distances qu'il avait instaurées entre nous.
Il me fut répondu :
« N'en voulez point à monsieur votre frère, mon fils. Piotr avait compris qu'il ne rejoindrait pas l'armée, puisque, mutilé comme je le suis, je l'avais prié de se charger de nos affaires.
Et si vous lui parliez de la campagne en cours ? »
Le lendemain, j'allais effectivement trouver Piotr et feindre porter quelque intérêt à la bataille d'Eylau, dont les détails commençaient à nous parvenir.
Quelle fut alors ma surprise de constater un changement considérable dans son attitude vis-à-vis de moi : Au bout d'un mois, nous finissions par nous amuser comme deux enfants en faisant manœuvrer une vingtaine de moujiks autour de notre demeure, riant ensemble de la maladresse de certains !
A dater de cet instant, j'étais finalement parvenu à être reconnu comme l'un des fils du Comte.
...
Depuis, l'armée française à franchi le Niémen pour porter les affres de la guerre sur le sol de notre sainte Russie.
Et, cette fois, ni les sévères injonctions de notre père ni les lamentations de notre mère ont pu retenir Piotr, qui a pris le commandement d'un bataillon au sein de la Garde Preobrajensky.
Afin d'exaucer leurs vœux, je me suis « lancé à sa poursuite » ...

Et, puisque la providence me permet d'apercevoir les feux de ton bivouac ce matin :
« Joyeux anniversaire, monsieur mon frère ! »