L'obscurité recouvrait progressivement les steppes russes en ce jour du 16 Mars. Le soleil avait été voilé par les nuages durant toute la journée, faisant du ciel un drap blanc. Une sorte d'illusion accentuée par la neige qui tombait continuellement depuis l'aube, et qui semblait vouloir se continuer malgré le crépuscule naissant.
Dans ce paysage opaque, une chose progressait avec difficulté. Un spectateur à plusieurs verstes de là aurait pu observer la scène : une silhouette montée sur un cheval approchait d'un grand campement de l'armée russe. L'homme luttait contre les flocons qui semblaient animés d'un ardent désir de stopper le chemin au visiteur imprévu.
Mais après avoir rencontré toutes les peines du monde à parvenir à destination, l'ombre noire arriva à l'entrée du campement. Le destrier jadis noir mais désormais maculé de neige s'arrêta devant les deux gardes de faction complètement transits de froid.
L'homme descendit de son cheval, s'épousseta un peu en laissant apparaître un manteau d'un noir prussien, et non vert russe.
Il fit le salut martial aux deux fantassins, avant de déclarer d'une voix forte :
- Ludwig von Kreuzberg, ancien militaire, médaillé de la Nation et envoyé du Tsar.
Les deux gardes s'observèrent, se demandant que dire. L'un, hésitant et comme confus, s'appuya sur son fusil comme pour ordonner à son camarade de répondre à sa place. L'autre grogna quelque chose qui semblait être une insulte, puis aboya un :
- Allez-y !!
Kreuzberg sourit, profitant que la neige cachait les expressions de son visage. Il se saisit ensuite des rênes de son cheval et entra dans le camp. Il connaissait la route qu'il devait prendre. Tout droit, puis à droite, puis tout droit. La route vers la grande tente de l'Etat-Major.
Arrivé à l'endroit voulu, le Prussien s'approcha d'un morceau de bois fiché dans le sol recouvert de neige et y accrocha les rênes de son destrier.
Il soupira et se présenta devant la tente. Les gardes croisèrent leurs baïonnettes.
- Auriez-vous l'extrême bonté, soldats, de me laisser entrer dans la tente ? Je suis Ludwig von Kreuzberg et je porte un décret de Sa Majesté le Tsar de toutes les Russies.
Encore de l'hésitation. Bon sang, les soldats russes ne savaient-ils plus prendre des décisions seuls ? Mais enfin, ces gardes furent plus réactifs que les précédents et ils laissèrent entrer le Prussien tout en regardant s'il n'allait pas faire de geste menaçant.
Les hommes d'état-major observèrent Kreuzberg avec, semble-t-il, de grands yeux ébahis. Celui-ci retira son manteau noir, découvrant ainsi non pas son traditionnel habit de Sous-Lieutenant russe, mais bien celui de Colonel prussien. Sur celui-ci cependant trônait à côté de la Croix de Fer la décoration russe qu'il avait reçu plusieurs mois plus tôt.
Il sourit :
- Et bien quoi Messieurs, j'ai quitté l'armée russe, non ? Alors je peux revêtir mon uniforme d'origine, bien qu'il n'ait aucune valeur chez vous.
Après un court instant où il ressentit une sensation de bien-être grâce à la chaleur, il dit enfin :
- Je suis de retour, avec une ordonnance impériale, Messieurs les officier de l'Etat-Major des Armées Russes. Cela vous intéresse ?
Il sourit de nouveau, contemplant ces gens qu'il avait jadis côtoyé.