Le crépuscule approchait, mais l'effervescence était de mise dans le campement du IIIème Corps d'Armée. Bougé d'un bout à l'autre du champ de bataille, il était en terrain encore inconnu, face à un ennemi nombreux et déterminé, qui tenait fermement une ville dont l'assaut, trop précipité, semblait un échec, bien qu'il soit loin d'être terminé. Les estafettes couraient, les ordres fusaient, les tentes se montaient, les paquetages se défaisaient et les hommes tentaient de se reposer un peu tout en restant sur le qui vive.
Le colonel Pontmercy, chef du régiment, assis à sa table dans la tente que l'on montait autour de lui, écrivait des missives. Encore, et encore, entre deux études de plans, mais moins vite qu'avant : il était las.
Reposant son crayon, qu'il préférait à la plume, il bascula en arrière, étendant ses jambes et croisant ses mains sur sa nuque. Se rendant compte que c'était également ce que lui avait confié Razout, son ancien chef. "Je suis un peu las". Quelques semaines après cette confidence, Georges prenait le commandement du régiment.
-Merde, lâcha Georges, fort peu élégamment. Fred ? Fred, viens là, magne toi, héla-t-il.
-Oui, colonel ?
-Allons, Fred, pas de ça entre nous, je te l'ai dit combien de fois ?
-Ouais, je sais mais bon, faut admettre que ça en jette quand même hein ? On n'a pas fêté dignement ta promotion avec tout ce fatras...
-Parce ce que je m'en moque, je suis déjà chef de Corps, qu'est ce que tu veux que je foute d'un galon en plus ?
-Ben moi j'aimerais vachement en avoir un parce que j'aurais plus de respect et vise un peu la paye que je me taperais et tout ce que je...
-Fred, le coupa Georges, faut que je te parle.
Georges se racla la gorge et changea de position, un peu mal à l’aise. Il était prêt, cela faisait plus d’une fois qu’il avait cherché des remplaçants au fil des mois. Personne ne s’était jamais dévoué, et il avait dû rempiler.
-As-tu fait ce que je t’avais demandé ?
-Ouais, mais ça m’a filé des boutons, la prochaine fois qu’il faudra porter tes messages à des aristos tu trouv…
-Pas ça, l’autre chose.
-Ah. Euh, ouais… T’es sûr de toi ?
-Fred, on se bat pour la France depuis la Révolution. Tu te souviens de Valmy ?
-Ouais, même si là on se battait pas vraiment, on était des mômes, on servait juste à nettoyer la merde.
-Et cette merde aurait pu empêcher la Nation d’avancer si personne l’avait déblayée. Tu te souviens de l’Italie ?
-Ah, là c’était le bon temps ! On avait « notre » petit caporal, dit-il en mimant les guillemets. On apportait la liberté chérie aux peuples opprimés par les monarques assoiffés de sang… Arcole, Rivoli, on en a cassé de l’Autrichien.
-L’Egypte, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland… Et Eylau. On en a vu tomber des camarades, mais on était des héros.
-On EST des héros putain !
-Oh je t’en prie, regarde-nous ! éclata Pontmercy. Je ne suis plus qu’à peine au front, englué dans ces saloperies de missives, et encore quand j’y suis je dois faire gaffe à pas y aller trop près pour éviter les balles, parce que « je représente quelque chose » il paraît ! Et toi, t’es devenu mon aide de camp juste parce que t’es trop gras pour qu’un cheval te supporte lors d’une charge, et alors que t’es pas foutu d’écrire correctement !
-C’est pas ma faute si y a autant de lettres dans l’alphabet.
-Ce que je veux dire, c’est que oui, je suis sûr. Il y a plein de choses dont je ne suis plus certain, comme pourquoi je me bats, pourquoi on est dans cette foutue Russie, pourquoi je sers un Empereur et non plus la Patrie… Mais y’a une chose dont je suis sûr. J’ai amassé suffisamment de gloire et de congés pour partir, longtemps, et essayer d’oublier un peu tout ça, parce que je commence à en avoir assez.
Le silence se fit entre les deux soldats, et à proximité. La nuit était tout à fait tombée à présent, et les feux de camp crépitaient un peu partout. Ceux qui montaient la tente le faisaient tout doucement, pour pouvoir écouter, et répéter à leurs camarades. « Le chef va se barrer », commençait-on à entendre dans les rangs.
-Fredo aussi en a marre du commandement, reprit Georges après une pause. Il fixait le sol, ne s’occupant pas du reste. Il s’est barré au 18ème, comme troufion. Lui, un des meilleurs, il commence à lâcher l’affaire ! Et Léocourt, et y a quelques jours, Ryan, et tous les autres qui se sont fait la malle ! Alors oui, je suis sûr de moi, affirma t il. Y en a ? demanda t il, sautant du coq à l'âne.
-Deux : Poulin, et un des nouveaux, Bargemont. Un bleu, mais il mène rudement bien sa barque, il a très vite appris.
-Bien. J’ai déjà tout réglé avec l’Etat-Major, suffit de remplir les blancs.
Un jeune soldat s’approcha timidement d’eux. Il tremblait un peu, et jetait fréquemment des coups d’œil en arrière. Il était suivi par plusieurs autres, et avait visiblement perdu aux dés.
-Mon comman… Merde, c’est des galons de colonel que vous avez là ? Mais depuis quand ?
-Qu’est ce que tu veux mon gars ?
-Ben, les mecs et moi on vous a entendu parler – mais on n’écoutait pas hein c’est du hasard – et on voulait savoir… Vous partez ?
-Oui mon gars. Je m’en vais.