Une lettre en début d'après-midi.
Publié : ven. oct. 08, 2010 3:36 pm
Ma chérie, ma toute bélle.
Si tu savai comme je taime. Tu ne peu imaginé comme tu me menque. Cest dur sens toi, isi. Je nai rien tent demendé a Dieu ses derniés tent que de te revoir. Tenir tes main, regardé tes cheveus, tes yeus...
Le petit caporal nous promé de nous ramené vite au pais. Mais sela fait déja plusieur moi que je ni croi plus : nous nous en Bourbon dens les préries russe, et ses maudis buveurs de vodqua brules tout en se replien. Je ne croi pas avoir déja vu telle trétrise. Nous menquons de tout, isi : nourriture, eau, vétemens.
Hier, jai demendai a mon lieutenent si nous allion bientot rejoindre les villes : il fait froid au-dehor des masures…méme dedens, mais cest mieu quend méme.
Sela fait deux jour que lon nous a dit que le courrier devai étre envoyé, et donc que jécrit les lettres pour toute la compagnie. Je suis connu dens le coin comme lun des bons écrivins. Il faut dire que beaucou autour de moi ne saves méme pas lire. Méme les jeune officiers viennes me voir pour que jécrive pour eus. Sa me permai de marchendé pour avoir un peu plus de nourriture, ou une tenu avant un autre soldat. Jai eu de la chence détudié un peu, avent 1789. A quarente et cinque années, je suis lun des plus vieus du régiment : les autre non pas, pour beaucou, eu droit a lenseignemen primaire de leglise de Dieu, avent la Révolution. Jai beau étre croyen, méme les chefs se référes a moi pour écrire des billés a dautres officiers.
Je tembrasse et souhéte que cete lettre vous trouve en bonne santé, toi, tes parens, les miens, et les enfens.
Ton mari aimen,
Charles.
Je plie la lettre et la donne à notre courrier. Je n’ai aucune inquiétude avec la censure : notre courrier la cachera et la donnera à l’un de ses bons amis…aucune n’est tombée aux mains de la Police, jusqu’ici : c’est cela que de se rendre des services entre soldats. Et puis, je ne fais que dire la vérité : je ne vois pas pourquoi je laisserai ma lettre tomber aux mains de la censure.
Le courrier fini son tour de camp ; le lieutenant nous fait signe de nous rassembler. Je mets mon paquetage sur mon dos, je ramasse mon fusil, et en avant ! L’après-midi est déjà bien avancé.
Mais nous sommes à peine sortit du bois que dix hommes tombent, devant moi : une troupe de tirailleurs à cheval sort des bois, au petit galop. Malchance pour eux : ils ont à peine déchargé sur nous que le gros du bataillon commence à sortir du bois. Déjà, certains d’eux cherchent à fuir, lançant les chevaux au galop.
Un gosse gueule devant moi. C’est le tambour qui est au sol : il a une blessure près de l’épaule. Je ne regarde même pas. Cela fait longtemps que je ne regarde plus. En bon soldat expérimenté, j’ai déjà armé mon fusil, quand la plupart, autour de moi, en sont à peine à le charger : expérience de 1789, expérience des campagnes pour défendre la France, expérience acquise en Vendée contre les guet-apens royalistes, expérience des dunes d’Egypte où une cavalerie mamelouk débouche à cent mètres de vous quand vous venez de décharger…expérience des campagnes de l’Empereur, enfin, que je m’obstine, en temps que « vieux de la Révolution », à appeler le « petit caporal » : l’Autriche en 1805, la Prusse en 1806, la Pologne en 1807, de nouveau l’Autriche en 1809. Pour simplifier, disons que seules l’Italie et l’Espagne ne m’ont jamais vu sur leur sol. Je suis un baroudeur par excellence. Ce n’est pas pour rien que je suis sergent-major, d’ailleurs.
Une décharge, un cavalier tombe…une deuxième décharge, un autre…une troisième, un dernier. Je baisse mon fusil : ceux encore à cheval sont trop loin. Par précaution et habitude, je prépare de quoi recharger à nouveau, et fixe ma baïonnette, tout en jetant un regard autour de moi : la plupart des derniers venus n’ont pas même fini de charger, et commencent à peine à tirer, sans comprendre que les russes sont trop loin. Même le lieutenant qui nous commande, tout juste arrivé de France, s’échine à ordonner de faire feu. Je secoue la tête, puis m’avance vers les russes au sol, quelques autres « anciens » faisant la même chose que moi. Les jeunes cessent de tirer, quand nous passons devant eux, dans leur champ de tir : le lieutenant nous ordonne de dégager. Nous ne l’écoutons même pas. Arrivés aux russes, nous levons nos armes, puis plantons méthodiquement les baïonnettes dans les gorges. Nous achevons les chevaux de la même façon. Seuls les russes agonisants, nous suppliant dans leur langue de ne pas les tuer –c’est du moins ce que nous arrivons à comprendre-, parlent : les « jeunes » et le lieutenant nous regardent, bouche bée…je n’ai même pas besoin de les regarder pour le savoir.
Nous ramassons les armes et les munitions des russes. Je m’arrête soudain : un chef d’escadron est au sol, devant moi. La balle lui a éclaté le crâne, je suis rassuré : un officier comme ça, ça ne s’achève pas, même mourant. Je me baisse et fouille son cadavre. Je trouve deux plis, en russe bien sûr, et les range dans une poche. Je tenterai de déchiffrer ça plus tard, puisque je baragouine un peu le russe ; si je n’y arrive pas ou si ça à l’air intéressant, je veillerai à ce que ça arrive aux renseignements.
Nous revenons enfin aux jeunes, qui ne semblent même plus nous voir. On se baisse sur les nôtres qui sont au sol : le tambour pisse le sang… Paul, un camarade avec qui je suis depuis 1808, me jette un regard, auquel je réponds en secouant la tête. Je passe à un autre, et Paul charge le tambour sur le dos, pour aller le réconforter à l’écart des morts, et essayer d’atténuer ses souffrances. Jacques, un autre « vieux », tend le tambour sans un mot à un autre jeune…le tambour, on s’arrange en général pour le protéger… Je laisse tomber avec les trois hommes au sol suivants : ils sont tous morts par balle, dont au moins deux sur le coup.
- C’est tout, Charles ! J’ai vérifiés les autres.
Je jette un coup d’œil au sergent Louis-Paul, et hoche la tête.
- Les trois là aussi y ont eu droit, et le tambour ne verra pas le soleil se coucher.
Puis je m’écarte des cadavres : plus rien à faire pour eux. Par contre, les blessés…eh bien, là encore, en tant que baroudeurs, les vieux servent d’infirmiers : nous soignons davantage de gars que les infirmiers, tellement ceux-ci mettent de temps à arriver à nous. C’est ainsi que je me retrouve, pendant près de deux heures, à soigner des hommes.
Le chef de bataillon ordonna que notre compagnie, seule touchée, reste en arrière, sous le couvert des arbres : le reste du bataillon avança hors des arbres, rejoignant les autres forces.
Nous avons perdus pas moins de trente hommes dans l’escarmouche, dont la moitié ont été tués sur le coup ou presque. Une vingtaine d’autres sont actuellement blessés, et nous doutons de la survie de cinq d’entre eux : le médecin du bataillon les a rapidement diagnostiqués avant de rejoindre le gros de la formation, et lui n’ont plus n’a guère d’espoirs pour ceux-là.
Encore une fois, les vieux ne peuvent s’empêcher de se sentir coupables. Seuls des jeunes ont été touchés. Bien sûr, en réfléchissant, on se dit que c’est normal : avec notre expérience, nous en sommes venus à nous étonner nous-mêmes de voir que nous nous plaçons instinctivement au centre de la formation ; et au moindre claquement de fusil ou grondement d’artillerie, nous plions les genoux et nous baissons, sans même avoir à réfléchir. Mais nous sommes les vieux : endurcis, habitués aux blessures, et ayant si souvent vu la mort au point de ne plus avoir de pitié, ni aucun autre sentiment pour les morts et mourants…c’est nous qui devrions prendre les coups, à la place de ces jeunes dont la plupart n’ont pas trente ans, souvent même à peine vingt. Mais encore une fois, je me dis qu’au fond, on y peut rien…
En face, les russes ont perdus pas moins de cinquante chevaux, et une soixantaine d’hommes. Ils n’ont pas eu le temps de recharger : nous ne nous étonnons pas outre mesure de ces pertes doubles par rapport à nous. Et puis, un certain nombre des leurs semble ne pas avoir tiré : trop agglutinés ? Toujours est-il que le double de leurs pertes, environ, a réussit à s’échapper. Espérons qu’ils ne reviendront pas à la charge avant longtemps.
- Sergent-major !
- Mon lieutenant ?
- Le capitaine veut vous voir. Tout de suite.
Le lieutenant se détourne : je le suis sans rien dire; après tout, il m'en veut sans doute encore parce que nous avons désobéit, à la fin du combat. Il m’amène au capitaine, qui fait aussi partie des vieux : il était mon sous-lieutenant en 1809. Je le salue, puis salue aussi le sous-lieutenant, qui est là aussi.
- Mes respects, mon capitaine.
- Charles…la situation sur les blessés et les morts ?
Je lui donne les chiffres, qu’il reçoit sans sourciller. Mais je sais que ça lui fait mal : trente tués, vingt blessés dont cinq agonisants, sur une compagnie dont l’effectif devrait être normalement de presque cent hommes même en comptant les officiers… D’autant que nous sommes loin d’avoir tués les russes à nous seuls: la plupart des cavaliers sont tombés quand le reste du bataillon est arrivée à l'orée du bois. Depuis que je le connais, je ne sais combien de fois il a pesté contre le manque d’effectifs. Bref, nous voilà à seulement une vingtaine de valides sur un effectif censé être de quatre-vingt dix-neuf hommes… Encore des demandes de renforts en perspective. Heureusement qu’aucun des dix vieux de la compagnie n’a été touché : c’est nous qui formons les nouvelles recrues. Dix vieux : nous sommes les seuls soldats et sous-officiers à avoir survécut à la dernière bataille rangée.
- Merci, vous pouvez disposer.
- Je vous précise également que nous avons récupérées toutes les armes et munitions de nos morts et de ceux de l’ennemi.
Je salue de nouveau, et m’éloigne, dès qu’il a hochée la tête. Je rejoins la petite dizaine de jeunes qui nous reste. Ils sont tous très abattu, et les traces des larmes brillent encore dans la lumière déclinante du jour. Paul et Louis-Paul sont restés à s’occuper des blessés, à l’écart : les autres vieux nous rejoignent. En tant que plus haut sous-officier, je dois prendre la parole :
- Voilà, les petits gars…votre baptême du feu. Je crains que malheureusement, il ne soit pas des plus folichons.
Ils ne lèvent même pas les yeux. Je soupire.
- Bon… la nuit va tomber : préparez vos couvertures, si vous ne voulez pas être gelés au petit matin. Allez !
Doucement, ils se mettent enfin à bouger. Les vieux se regardent, puis se lèvent à leur tour, pour les aider. Je m’écarte, vers l’arbre où j’ai laissé mon paquetage. J’en tire ma couverture, et l’étend sur l’herbe, au pied de l’arbre : j’aurai un couvert s’il se met à pleuvoir…voire à neiger, puisqu’approche l’hiver.
Jacques s’approche tranquillement. Je le regarde, et il secoue la tête. Puis il s’éloigne. Je m’allonge et rabat la couverture sur moi. Je vérifie que mon fusil est près de moi : encore une habitude, un automatisme. Je jette un coup d’œil au feu autour duquel se sont allongés les autres. Je n’aime pas le feu : souvenirs de la chaleur égyptienne, des massacres et ravages que j’ai commis en Vendée dans les colonnes infernales, des feux du 10 août 1792 à Paris, des combats menés partout en Europe…les flammes des champs et chaumières russes, enfin. Et puis aussi le souvenir d’attaques surprises menées de nuit, visant les camps endormis autour des feux…
Un soupir sort de ma bouche. Jacques m’a parfaitement transmit le message. C’est dommage : j’aimais bien notre jeune tambour…
Demain, autre jour, autre combat…autre tambour, aussi. Tout bon soldat ne vit qu’au jour le jour.
Si tu savai comme je taime. Tu ne peu imaginé comme tu me menque. Cest dur sens toi, isi. Je nai rien tent demendé a Dieu ses derniés tent que de te revoir. Tenir tes main, regardé tes cheveus, tes yeus...
Le petit caporal nous promé de nous ramené vite au pais. Mais sela fait déja plusieur moi que je ni croi plus : nous nous en Bourbon dens les préries russe, et ses maudis buveurs de vodqua brules tout en se replien. Je ne croi pas avoir déja vu telle trétrise. Nous menquons de tout, isi : nourriture, eau, vétemens.
Hier, jai demendai a mon lieutenent si nous allion bientot rejoindre les villes : il fait froid au-dehor des masures…méme dedens, mais cest mieu quend méme.
Sela fait deux jour que lon nous a dit que le courrier devai étre envoyé, et donc que jécrit les lettres pour toute la compagnie. Je suis connu dens le coin comme lun des bons écrivins. Il faut dire que beaucou autour de moi ne saves méme pas lire. Méme les jeune officiers viennes me voir pour que jécrive pour eus. Sa me permai de marchendé pour avoir un peu plus de nourriture, ou une tenu avant un autre soldat. Jai eu de la chence détudié un peu, avent 1789. A quarente et cinque années, je suis lun des plus vieus du régiment : les autre non pas, pour beaucou, eu droit a lenseignemen primaire de leglise de Dieu, avent la Révolution. Jai beau étre croyen, méme les chefs se référes a moi pour écrire des billés a dautres officiers.
Je tembrasse et souhéte que cete lettre vous trouve en bonne santé, toi, tes parens, les miens, et les enfens.
Ton mari aimen,
Charles.
Je plie la lettre et la donne à notre courrier. Je n’ai aucune inquiétude avec la censure : notre courrier la cachera et la donnera à l’un de ses bons amis…aucune n’est tombée aux mains de la Police, jusqu’ici : c’est cela que de se rendre des services entre soldats. Et puis, je ne fais que dire la vérité : je ne vois pas pourquoi je laisserai ma lettre tomber aux mains de la censure.
Le courrier fini son tour de camp ; le lieutenant nous fait signe de nous rassembler. Je mets mon paquetage sur mon dos, je ramasse mon fusil, et en avant ! L’après-midi est déjà bien avancé.
Mais nous sommes à peine sortit du bois que dix hommes tombent, devant moi : une troupe de tirailleurs à cheval sort des bois, au petit galop. Malchance pour eux : ils ont à peine déchargé sur nous que le gros du bataillon commence à sortir du bois. Déjà, certains d’eux cherchent à fuir, lançant les chevaux au galop.
Un gosse gueule devant moi. C’est le tambour qui est au sol : il a une blessure près de l’épaule. Je ne regarde même pas. Cela fait longtemps que je ne regarde plus. En bon soldat expérimenté, j’ai déjà armé mon fusil, quand la plupart, autour de moi, en sont à peine à le charger : expérience de 1789, expérience des campagnes pour défendre la France, expérience acquise en Vendée contre les guet-apens royalistes, expérience des dunes d’Egypte où une cavalerie mamelouk débouche à cent mètres de vous quand vous venez de décharger…expérience des campagnes de l’Empereur, enfin, que je m’obstine, en temps que « vieux de la Révolution », à appeler le « petit caporal » : l’Autriche en 1805, la Prusse en 1806, la Pologne en 1807, de nouveau l’Autriche en 1809. Pour simplifier, disons que seules l’Italie et l’Espagne ne m’ont jamais vu sur leur sol. Je suis un baroudeur par excellence. Ce n’est pas pour rien que je suis sergent-major, d’ailleurs.
Une décharge, un cavalier tombe…une deuxième décharge, un autre…une troisième, un dernier. Je baisse mon fusil : ceux encore à cheval sont trop loin. Par précaution et habitude, je prépare de quoi recharger à nouveau, et fixe ma baïonnette, tout en jetant un regard autour de moi : la plupart des derniers venus n’ont pas même fini de charger, et commencent à peine à tirer, sans comprendre que les russes sont trop loin. Même le lieutenant qui nous commande, tout juste arrivé de France, s’échine à ordonner de faire feu. Je secoue la tête, puis m’avance vers les russes au sol, quelques autres « anciens » faisant la même chose que moi. Les jeunes cessent de tirer, quand nous passons devant eux, dans leur champ de tir : le lieutenant nous ordonne de dégager. Nous ne l’écoutons même pas. Arrivés aux russes, nous levons nos armes, puis plantons méthodiquement les baïonnettes dans les gorges. Nous achevons les chevaux de la même façon. Seuls les russes agonisants, nous suppliant dans leur langue de ne pas les tuer –c’est du moins ce que nous arrivons à comprendre-, parlent : les « jeunes » et le lieutenant nous regardent, bouche bée…je n’ai même pas besoin de les regarder pour le savoir.
Nous ramassons les armes et les munitions des russes. Je m’arrête soudain : un chef d’escadron est au sol, devant moi. La balle lui a éclaté le crâne, je suis rassuré : un officier comme ça, ça ne s’achève pas, même mourant. Je me baisse et fouille son cadavre. Je trouve deux plis, en russe bien sûr, et les range dans une poche. Je tenterai de déchiffrer ça plus tard, puisque je baragouine un peu le russe ; si je n’y arrive pas ou si ça à l’air intéressant, je veillerai à ce que ça arrive aux renseignements.
Nous revenons enfin aux jeunes, qui ne semblent même plus nous voir. On se baisse sur les nôtres qui sont au sol : le tambour pisse le sang… Paul, un camarade avec qui je suis depuis 1808, me jette un regard, auquel je réponds en secouant la tête. Je passe à un autre, et Paul charge le tambour sur le dos, pour aller le réconforter à l’écart des morts, et essayer d’atténuer ses souffrances. Jacques, un autre « vieux », tend le tambour sans un mot à un autre jeune…le tambour, on s’arrange en général pour le protéger… Je laisse tomber avec les trois hommes au sol suivants : ils sont tous morts par balle, dont au moins deux sur le coup.
- C’est tout, Charles ! J’ai vérifiés les autres.
Je jette un coup d’œil au sergent Louis-Paul, et hoche la tête.
- Les trois là aussi y ont eu droit, et le tambour ne verra pas le soleil se coucher.
Puis je m’écarte des cadavres : plus rien à faire pour eux. Par contre, les blessés…eh bien, là encore, en tant que baroudeurs, les vieux servent d’infirmiers : nous soignons davantage de gars que les infirmiers, tellement ceux-ci mettent de temps à arriver à nous. C’est ainsi que je me retrouve, pendant près de deux heures, à soigner des hommes.
Le chef de bataillon ordonna que notre compagnie, seule touchée, reste en arrière, sous le couvert des arbres : le reste du bataillon avança hors des arbres, rejoignant les autres forces.
Nous avons perdus pas moins de trente hommes dans l’escarmouche, dont la moitié ont été tués sur le coup ou presque. Une vingtaine d’autres sont actuellement blessés, et nous doutons de la survie de cinq d’entre eux : le médecin du bataillon les a rapidement diagnostiqués avant de rejoindre le gros de la formation, et lui n’ont plus n’a guère d’espoirs pour ceux-là.
Encore une fois, les vieux ne peuvent s’empêcher de se sentir coupables. Seuls des jeunes ont été touchés. Bien sûr, en réfléchissant, on se dit que c’est normal : avec notre expérience, nous en sommes venus à nous étonner nous-mêmes de voir que nous nous plaçons instinctivement au centre de la formation ; et au moindre claquement de fusil ou grondement d’artillerie, nous plions les genoux et nous baissons, sans même avoir à réfléchir. Mais nous sommes les vieux : endurcis, habitués aux blessures, et ayant si souvent vu la mort au point de ne plus avoir de pitié, ni aucun autre sentiment pour les morts et mourants…c’est nous qui devrions prendre les coups, à la place de ces jeunes dont la plupart n’ont pas trente ans, souvent même à peine vingt. Mais encore une fois, je me dis qu’au fond, on y peut rien…
En face, les russes ont perdus pas moins de cinquante chevaux, et une soixantaine d’hommes. Ils n’ont pas eu le temps de recharger : nous ne nous étonnons pas outre mesure de ces pertes doubles par rapport à nous. Et puis, un certain nombre des leurs semble ne pas avoir tiré : trop agglutinés ? Toujours est-il que le double de leurs pertes, environ, a réussit à s’échapper. Espérons qu’ils ne reviendront pas à la charge avant longtemps.
- Sergent-major !
- Mon lieutenant ?
- Le capitaine veut vous voir. Tout de suite.
Le lieutenant se détourne : je le suis sans rien dire; après tout, il m'en veut sans doute encore parce que nous avons désobéit, à la fin du combat. Il m’amène au capitaine, qui fait aussi partie des vieux : il était mon sous-lieutenant en 1809. Je le salue, puis salue aussi le sous-lieutenant, qui est là aussi.
- Mes respects, mon capitaine.
- Charles…la situation sur les blessés et les morts ?
Je lui donne les chiffres, qu’il reçoit sans sourciller. Mais je sais que ça lui fait mal : trente tués, vingt blessés dont cinq agonisants, sur une compagnie dont l’effectif devrait être normalement de presque cent hommes même en comptant les officiers… D’autant que nous sommes loin d’avoir tués les russes à nous seuls: la plupart des cavaliers sont tombés quand le reste du bataillon est arrivée à l'orée du bois. Depuis que je le connais, je ne sais combien de fois il a pesté contre le manque d’effectifs. Bref, nous voilà à seulement une vingtaine de valides sur un effectif censé être de quatre-vingt dix-neuf hommes… Encore des demandes de renforts en perspective. Heureusement qu’aucun des dix vieux de la compagnie n’a été touché : c’est nous qui formons les nouvelles recrues. Dix vieux : nous sommes les seuls soldats et sous-officiers à avoir survécut à la dernière bataille rangée.
- Merci, vous pouvez disposer.
- Je vous précise également que nous avons récupérées toutes les armes et munitions de nos morts et de ceux de l’ennemi.
Je salue de nouveau, et m’éloigne, dès qu’il a hochée la tête. Je rejoins la petite dizaine de jeunes qui nous reste. Ils sont tous très abattu, et les traces des larmes brillent encore dans la lumière déclinante du jour. Paul et Louis-Paul sont restés à s’occuper des blessés, à l’écart : les autres vieux nous rejoignent. En tant que plus haut sous-officier, je dois prendre la parole :
- Voilà, les petits gars…votre baptême du feu. Je crains que malheureusement, il ne soit pas des plus folichons.
Ils ne lèvent même pas les yeux. Je soupire.
- Bon… la nuit va tomber : préparez vos couvertures, si vous ne voulez pas être gelés au petit matin. Allez !
Doucement, ils se mettent enfin à bouger. Les vieux se regardent, puis se lèvent à leur tour, pour les aider. Je m’écarte, vers l’arbre où j’ai laissé mon paquetage. J’en tire ma couverture, et l’étend sur l’herbe, au pied de l’arbre : j’aurai un couvert s’il se met à pleuvoir…voire à neiger, puisqu’approche l’hiver.
Jacques s’approche tranquillement. Je le regarde, et il secoue la tête. Puis il s’éloigne. Je m’allonge et rabat la couverture sur moi. Je vérifie que mon fusil est près de moi : encore une habitude, un automatisme. Je jette un coup d’œil au feu autour duquel se sont allongés les autres. Je n’aime pas le feu : souvenirs de la chaleur égyptienne, des massacres et ravages que j’ai commis en Vendée dans les colonnes infernales, des feux du 10 août 1792 à Paris, des combats menés partout en Europe…les flammes des champs et chaumières russes, enfin. Et puis aussi le souvenir d’attaques surprises menées de nuit, visant les camps endormis autour des feux…
Un soupir sort de ma bouche. Jacques m’a parfaitement transmit le message. C’est dommage : j’aimais bien notre jeune tambour…
Demain, autre jour, autre combat…autre tambour, aussi. Tout bon soldat ne vit qu’au jour le jour.