Est-il dans la nature du monde que toute chose aspire à un rythme, et que dans ce rythme à une sorte de paix? C'est en tout cas ce qu'il m'a toujours semblé. Tous les évènements aussi cataclysmiques ou bizarres soient-ils, se diluent au bout de quelques instants dans les habitudes de la vie quotidienne. Par exemple, les hommes qui arpentent les champs de bataille à la recherche de survivants s'arrêtent pour tousser, se moucher, pisser... ou bien encore regarder le "V" d'un vol d'oies sauvages. J'ai vu des fermiers labourer et semer pendant que des armées s'entrechoquaient à quelques vestres de là. Il en fût de même pour moi. Je ne puis que m'étonner en repensant à cette période de ma vie : abandonné par ma femme et mes filles (contre leur gré), abandonné par mes amis, mes titres balayés d'un revers du droit et mon grade d'un revers du gauche...
Le soleil levant me frappa violemment les yeux et, encore abruti par le sommeil, je trainais lamentablement ma vieille carcasse, en boitant, jusqu'à la rivière, en m'appuyant sur ma hache. En me penchant au dessus de l'eau pour me rincer le visage, j'eus pour la première fois de ma vie honte de qui j'étais, de ce que j'étais. Bien qu'encore grand et large d'épaule, les effets du temps étaient de plus en plus visibles. Ma barbe épaisse et mes longs cheveux étaient parsemés de blanc et des plis apparaissaient de plus en plus nombreux sur mon front et sous mes yeux. Comme pour effacer cette vision pourtant bien réelle, je plongeai mes deux mains dans l’eau pour tordre le cou de cette vision, bien que cela était vain. En me retournant, mon regard se figea. J’avais autour de moi quelques dizaines d’hommes qui s’activaient pendant que je ne trouvais rien de mieux à faire que de me morfondre. Ces hommes... ces hommes... ils étaient ma fierté, la crème de la crème. Ces hommes étaient restés à mes côtés alors que je n’avais plus rien à leur offrir : plus de solde, plus le prestige d’appartenir à l’armée Russe, et surtout même pas de repas chaud ou un verre de vodka… Ils savaient qu'en me suivant ils risqueraient la potence, n'auraient plus d’argent pour subvenir aux besoins de leurs familles et pourtant ils étaient bel et bien là, vigoureux et forts, marchant la tête haute et le dos droit.
Pour eux je devais me ressaisir afin de les remercier de leur fidélité et de les conforter dans leur choix. Contenant le flot de sentiments qui inondait mes pensées, j'allais à leur rencontre, pour leur parler, pour nous construire un avenir commun.
« Camarades, mes amis, mes frères !! »
Petit à petit, ils cessèrent leurs activités diverses et se regroupèrent en demi-cercle autour de moi. Ils avaient les traits marqués mais le sourire toujours présent au coin des lèvres.
« Nous sommes à présent considérés comme des lâches et des déserteurs par ceux qui ont – comme nous - du sang russe dans les veines, nos anciens compagnons d’arme, nos anciens supérieurs… Mais nous avons tous juré, en signant notre acte d’engagement, fidélité au Tsar et à la grande famille de la Russie, et ce serment ne doit pas être rompu malgré les quelques suppôts de Satan bureaucrates qui veulent notre mort.
A nous de leur prouver que nos actes sont légitimes et que nuire à notre pays n’est pas notre objectif, car c’est comme nuisibles que nous sommes considérés à présent par les membres de l’État-major, aujourd’hui. Nous ne pouvons compter à présent que sur nous même, et croyez-moi quand je vous dis que l’hiver sera rude, nous pourrons certainement compter sur la bonté des gens du coin mais ça ne sera pas suffisant pour que nous mangions à notre faim et buvons à notre soif… »
On me coupa et un homme fit un pas en avant, son visage m’était familier bien que je ne connaissais son nom. Il faudrait d’ailleurs que je fasse l’effort d’apprendre le nom de chacun de ses hommes. La hiérarchie n’existe plus, nous sommes tous dans le même navire, la même galère… Nous devons ramer ensemble pour nous en sortir. Son œil-au-beurre-noir m’inquiéta, j’espérais qu’il n’y’avait pas de querelles au sein du groupe.
-« … Excusez-moi Chef…
-… Il n’y’a plus de « chef » qui tienne, mon bon ami. Mon grade n’existe plus… Appelle-moi le boiteux, et c’est valable pour vous tous.
- Très bien le boiteux… J’ai rencontré des hommes dans une taverne, ce sont les responsables de ceci, dit-il en pointant son œil. Ils ne sont pas russes, sont un peu rustres, manquent visiblement de manière et ont un accoutrement étrange mais fidèles au Tsar à ce que j’ai cru comprendre avant qu’ils créent un pugilat et retournent tout l’établissement. Ils ont installé leur campement dans le grand nord à une semaine de marche d’ici. Nous avons suffisamment de vivre pour nous y rendre et peut-être nous accueilleront-ils.
- Les membres du Kasak Voisko ? Demandais-je
- Un truc dans le genre oui…
- Ces hommes manquent effectivement d’éducation, une belle bande de vauriens et de brigands dit-on… mais… Dieu sait qu’ils ne manquent pas de culot au combat. Ils font tourner les membres de l’État-major et les lèches-cul du nabot en bourrique et sont souvent là où on ne les attend le moins. Personne ne viendra nous chercher à leurs côtés. Qui est d’accord pour se rendre au campement cosaque ? »
Les hommes se regardèrent les uns les autres, ne voulant visiblement pas lancer la première main vers le ciel. Une main qui pourrait nous conduire vers un funeste destin, ou bien vers une vraie aventure humaine à côtoyer un peuple très peu compris. Voyant l’hésitation, et la comprenant je levais la première main, rapidement imité par un, puis deux, puis trois autres…
Nous avions pris notre première décision. Nous irions voir les Cosaques.